L'histoire :
Je devais étalonner une balance au laboratoire, rien de très compliqué : poser des poids, lire les valeurs, calculer des erreurs qui seraient probablement inférieures aux Erreurs Maximales Tolérées, bref la routine. Toutefois, en arrivant devant l’instrument, je m’aperçus que le laboratoire avait déplacé cette balance sous une hotte pour réaliser ses manipulations en sécurité.
Après m’être assuré que la bulle était correctement en place, je chaussais mes gants et je déposais les premières masses. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que l’affichage de l’instrument ne se stabilisait pas ! Étant assez jeune à l’époque, je découvrais dans les faits le concept d’incertitude… Quel chiffre prendre ? Le plus grand ? Le plus petit ? Faire une moyenne ? Dans une approche pharmaceutique «worst case», je me disais que même en retenant le plus grand ou le plus petit chiffre, j’étais toujours conforme, cela n’était donc pas si grave.
Malheureusement, avec le dépôt de masses plus volumineuses, l’instabilité s’amplifia et la technique du worst case qui me rassurait ne fonctionnait plus, car la variabilité de l’afficheur était plus forte que l’EMT à vérifier.
Naturellement, vous qui lisez aujourd’hui cette histoire devez vous dire que l’incertitude étant plus grande que l’EMT, cette opération d’étalonnage était inappropriée.Vous avez raison, mais derrière mon dos, il y avait le chef du laboratoire qui s’impatientait et qui avait en tête l’inspection FDA (Food Drug Administration) de la semaine prochaine, bref il faut avancer on est dans la vraie vie !
C’est alors que je découvre au niveau de la hotte, le bouton on/off. Je décidais de le basculer sur off et automatiquement l’instabilité des digits cessa. Je pus en moins de 10 minutes faire mon étalonnage et naturellement déclarer l’instrument conforme !
Réflexion à froid
Sur le chemin du retour vers l’atelier de maintenance dont je dépendais, j’étais heureux d’avoir pu finaliser cette opération, mais une sensation désagréable m’envahit. En effet, mon collègue du laboratoire, lorsqu’il allait peser, allait lui aussi rencontrer les mêmes problèmes d’instabilité. À quoi sert mon travail s’il se résume à coller une étiquette de conformité sans m’intéresser à la réalité du quotidien ?
J’en parlais aux collègues de l’atelier qui eurent cette réponse «bah, c’est pas ton problème, toi tu vérifies la balance point c’est tout. Ce n’est pas de ta faute s’ils sont trop cons pour ne pas comprendre qu’on ne met pas une balance sous une hotte».
Effectivement, voir l’autre comme un imbécile est une technique très confortable, car elle nous permet de rester clean, sans responsabilité face à ce problème. Toutefois, je gardais en moi un gout amer de cette situation, est-ce cela la métrologie ? Est-ce que je veux fonctionner comme cela pour mes 40 prochaines années ? Il est vrai qu’à l’époque, avant les années 2000 (et parfois encore aujourd’hui), l’entreprise considérait la métrologie comme la gestion des instruments de mesure, pas leur achat ou leur installation, il était donc possible de raisonner ainsi.
Je gardais néanmoins imprimé en moi ce ressenti et lorsque quelques années plus tard, je quittais ce gros site industriel pour une petite entreprise moins organisée, je décidais de travailler autrement. J’avais acquis plus d’expérience et de maturité, j’avais aussi plus de latitude pour faire la métrologie qui me semblait juste, celle associée non pas à l’équipement, mais au résultat de mesure.
Naturellement, ma vie fut moins tranquille puisque lorsque vous soulevez les problèmes relatifs au choix du matériel, à son utilisation, à son environnement, vous devez vite chef de projet pour résoudre toutes ces anomalies. Et les autres, ceux qui auraient dû gérer ces problèmes ? Ils vous regardent bien contents que vous fassiez les choses à leur place. Il me fallut encore murir et grandir, gagner assez en assurance, pour comprendre que le métrologue ne devait pas forcément tout gérer, mais arriver à déléguer, persuader les autres de s’investir pour assurer la confiance dans le résultat de mesure.
Les enseignements
La métrologie utile à l’entreprise s’intéresse à la qualité du résultat de mesure. Le référentiel ISO 10012 parle de «processus de mesure», c’est-à-dire l’instrument et sa mise en œuvre. On peut pour cela décomposer le résultat de mesure par une approche 5M (Ishikawa) et dire que la métrologie doit contribuer à maîtriser ces 5M : matériel, milieu, matière, main-d’œuvre, méthode.
L’étalonnage d’un instrument garantit ce dernier dans le 5M de cet étalonnage. Ici la balance était conforme à son EMT lorsque la hotte est éteinte, mais pas allumée. C’est la même chose en débitmétrie, si vous démontez un instrument pour l’étalonner en station centralisé avec des conditions hydrauliques différentes de votre terrain.
Vouloir améliorer le processus de mesure en travaillant sur les grandeurs perturbatrices (ici le flux d’air) est passionnant, mais épuisant. Il faut être soutenu par votre hiérarchie pour cela, car très vite vous deviendrez responsable du problème et dans certaines cultures d’entreprises vous serez le problème (car vous montrez ce qui va mal).
Cette anecdote montre que l’idée par laquelle la métrologie se sous-traite facilement est totalement erronée. Un prestataire a une mission, ici elle serait de vérifier la balance. Certes, il peut mentionner sur son rapport d’intervention que la hotte pose problème, mais bien souvent ce genre de compte rendu termine dans un classeur et n’est jamais exploité. Seule une personne de l’entreprise qui a pris conscience du problème et dont le métier est d’assurer la qualité du résultat de mesure peut mener les discussions, les réunions nécessaires pour faire bouger les choses.
Enfin, probablement le plus important : faire confiance à vos intuitions, vous faire confiance, la métrologie vient du ventre.